Quelles furent les conceptions artistiques du chercheur anglo-indien, si importantes dans la genèse de sa pensée ? Selon l’excellente définition de Grazia Marchianò, Coomaraswamy “a indiqué (…) une manière religieuse de pénétrer le mystère de la Forme, un yoga de la connaissance dans lequel le connaissant et le connu s’unissent dans une interrogation créatrice unique du mystère de l’Etre”. Selon Coomaraswamy, le domaine artistique est aujourd’hui grevé d’un exhibitionnisme narcissique et d’un esthétisme frénétique qui ne sont pas sans évoquer le comportement de la pie voleuse, soucieuse de collectionner indistinctement tous les objets qui brillent. “Tandis que presque tous les autres peuples ont appelé rhétorique leur théorie sur l’art ou sur l’expression, et ont considéré l’art comme une forme de connaissance, nous avons inventé une “esthétique” (…) Le mot grec d’où dérive ce terme signifie “perception à travers les sens”, en particulier à travers les sensations tactiles. L’expérience esthétique est donc une faculté que nous avons en commun avec les animaux et les végétaux, sans aucune référence aux dimensions contemplative et active de l’Etre”. Une telle déviation rend l’art moderne littéralement insignifiant aux yeux de Coomaraswamy (à de rares exceptions près, comme la production des Shakers ou celle de William Morris, par exemple). Réduit à l’expression paroxystique du moi de l’artiste dans sa dimension purement profane (quand elle n’est pas résolument… commerciale !), l’art n’exprime plus la présence de cette réalité supérieure, non humaine, qui jaillissait autrefois dans l’oeuvre.
Si Coomaraswamy oppose l’esthétique à la rhétorique, cette dernière doit être entendue dans un sens très particulier. Elle désigne ici une théorie de l’art “en tant qu’expression efficace de thèses”. Depuis Platon et Aristote, la rhétorique se veut un moyen de rendre la vérité “efficace”. Par la connaissance de cette vérité, le Soi spirituel se met en harmonie avec le monde : il se nourrit de l’ordre des choses et non de leur “affabilité”, auquel est sensible, au contraire, le Soi sentimental de l’âme végétative. Aujourd’hui, l’art occidental ne s’adresse qu’à cette sphère sensible de l’homme et demeure muet au regard de l’Etre. L’éphémère et le profane du sensualisme ont pris le pas sur la “forme intelligible”, qui constitue l’essence de toute réalité éternelle. L’émotion incontrôlée, si caractéristique de l’homme dénué de centre, se libère sans retenue, jetant le masque de la cérébralité. Sur de nombreux points, de profondes analogies peuvent être relevées entre ce discours et celui d’un autre grand historien de l’art, Hans Sedlmayr -même si l’on ne relève aucune influence réciproque entre les deux hommes.
L’art traditionnel est cathartique, “anagogique” (Dante), répète souvent Coomaraswamy. “Le lecteur ou le spectateur de l’imitation d’un mythe doit être enlevé, arraché à sa personnalité habituelle, et doit, comme pour chaque rite sacrificiel, devenir un dieu le temps du rite, et revenir à soi seulement lorsque le rite est achevé, lorsque l’épiphanie tend à sa fin et que le rideau se baisse. Nous devons rappeler qu’à l’origine de toutes les manifestations artistiques étaient des rites, et que le but du rite (…) est de sacrifier l’homme déclinant pour en faire renaître un autre, plus parfait”. Saint Thomas considérait que “l’art est l’imitation de la nature dans sa façon d’opérer”. Mais pour trouver la nature, “il faut briser toutes les formes de celle-ci”, comme l’énonçait Maître Eckhart. L’oeuvre d’art peut alors se définir comme “l’équilibre polaire entre le physique et le métaphysique” (W. Andrae). Selon Coomaraswamy, “un art naturaliste purement visuel (c’est-à-dire provoquant des sensations identiques à celles produites par son modèle visible), uniquement destiné à l’expérience des sens, est non seulement irréligieux et idolâtre (l’idolâtrie désignant l’amour des créatures en elles-mêmes), mais aussi irrationnel et vague. L’art, toujours impersonnel, doit représenter des archétypes. La copie d’un objet est copie d’une copie, c’est-à-dire l’opposé de la création artistique véritable, qui est expression d’une Idée (au sens platonicien du terme) et non idéalisation d’un fait. La beauté entendue comme essentialité, harmonie, équilibre, unité formelle, a déserté notre univers de décorations “autothétiques”, replié sur lui-même. Cet art subjectif est le miroir où se reflète une conception individualiste et mécaniciste du monde. La valeur de l’art véritable réside dans le symbole, et sa force dans l’union intime de la signification et de l’utilité. “Les oeuvres d’art sont des moyens créés par l’artiste pour répondre aux besoins du commun, consommateur ou spectateur. La production des oeuvres d’art n’est jamais une fin en soi”. Ce but transcende la simple expressivité. L’originalité et la créativité ne se justifient pas sur un plan purement esthétique (”l’art pour l’art”), mais se jugent par l’utilisation qui en est faite, c’est-à-dire qu’elles deviennent légitimes lorsque des exigences nouvelles surgissent de leur contemplation.
Dans les civilisations traditionnelles -hindoue, chinoise, paléo-grecque, chrétienne médiévale, égyptienne, maori, amérindienne, pour reprendre les exemples étudiés par Coomaraswamy-, il existait une “maîtrise” de soi-même qui n’était pas une censure intériorisée, mais dérivait de l’intime adhésion de l’artiste à une conception sacrée du monde, pour laquelle la fidélité à certains canons était “normale”, spontanée. La scission entre “signification” et “utilité” a accouché de l’art moderne “ex-centrique”, réduit à une signification autoréférentielle devenue indicible aux hommes alors que l’utilité est désormais confiée à la brutale fonctionnalité de la technique. “Notre civilisation contemporaine peut légitimement être qualifiée d’inhumaine et ne peut qu’être dépréciée si on la compare aux cultures primitives dans lesquelles, comme les anthropologues nous l’assurent, les exigences du corps et de l’âme sont satisfaites en même temps. La production vouée à la seule satisfaction des besoins corporels est la malédiction de la civilisation moderne”. Spiritualité et matérialité ne doivent pas être scindés, et Coomaraswamy condamne sans appel les enseignements prodigués “dans les sections des beaux-arts de nos universités” -qu’il qualifie de “palabres”. Un jugement tranché qui l’isola de nombreux milieux académiques. Mais pouvait-il en être autrement pour cet admirateur de l’art paléolithique et “des dessins exécutés avec du sable par les Indiens d’Amérique, qui sont, du point de vue intellectuel, de qualité supérieure à n’importe quelle peinture produite en Occident durant les deux derniers siècles” ?
Ananda K. Coomaraswamy (1877/1947) et la théorie de l’art